Quand le Kazakhstan ne répond plus
Pendant des heures, en se faisant du sang d’encre, Madina Omarova* et sa mère ont tenté de joindre leurs proches à Almaty, la grande ville du Kazakhstan qui est secouée depuis mardi par des manifestations qui ont tourné à l’émeute. En vain.
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L’internet du plus grand pays d’Asie centrale a été coupé par les autorités. Le réseau cellulaire aussi. « Ça a été rétabli seulement pendant les quelques minutes qu’a duré le discours du président le 5 janvier. On a pu parler deux minutes avec nos proches. Et tout a été coupé à nouveau », raconte Madina, jointe aux États-Unis.
La jeune femme, née dans le Kirghizistan voisin, craint tellement le courroux du régime kazakh qu’elle m’a demandé d’utiliser un nom fictif. Pour protéger les membres de sa famille.
Il y a de quoi avoir peur. Vendredi, le président du pays, Kassym-Jomart Tokaïev, a donné aux forces de l’ordre et à l’armée l’autorisation de « tirer pour tuer ». Sans avertissement. Pour mettre fin au soulèvement coûte que coûte.
Il estime que ceux qui sont dans les rues sont des « bandits » et des « terroristes » manipulés par l’étranger, des accusations qu’affectionnent beaucoup d’autocrates pour saper toute légitimité à leur opposition. Très pratique quand cette opposition ne peut pas répondre.
Même avant cette déclaration plus qu’inquiétante, le ministère de l’Intérieur du Kazakhstan affirmait que « 26 criminels armés » avaient été tués, au moins 400 personnes blessées et 3800 autres arrêtées. Et pas moins de 18 membres des forces de l’ordre auraient aussi péri lors des pires affrontements avec les manifestants, qui ne sont pas tous des anges.
Et ça, c’est ce que les autorités veulent bien nous dire. La paralysie du système de communications plonge tout le monde dans le noir et prive les manifestants et la société civile d’une tribune et d’un minimum de protection.
Pas rassurant quand on sait qu’il y a des précédents de brutalité au Kazakhstan. Lors d’une première vague de contestation en 2011 parmi des travailleurs de l’industrie pétrolière qui demandaient de meilleurs salaires, les forces de l’ordre ont ouvert le feu pour enterrer toute dissension. « Les policiers ont tué 14 personnes et ça a donné lieu à toutes sortes de procès injustes », m’a dit vendredi Hugh Williamson, directeur de la division de l’Europe et de l’Asie centrale à Human Rights Watch. Malgré ses contacts sur le terrain, il peinait lui aussi à avoir des nouvelles vendredi.
Comme en 2011, c’est à Janaozen, dans l’ouest du Kazakhstan, que la grogne a commencé le 2 janvier. Cette fois, c’est la hausse du prix du gaz naturel liquéfié, utilisé comme carburant automobile, qui a mis le feu aux poudres.
Rapidement, la colère s’est répandue dans tout le pays de 19 millions d’habitants et a changé de cible. Les quelques manifestants qui ont pu parler avec des journalistes sur le terrain demandent un changement de régime et veulent voir déguerpir l’homme fort du pays, Noursoultan Nazarbaïev.
Président du Kazakhstan pendant 30 ans, ce dernier a cédé la présidence à son dauphin, Kassym-Jomart Tokaïev, en mars 2019, mais il se fait depuis appeler « leader de la nation ».
Shal, ket ! lui disent aujourd’hui les manifestants. « Va-t’en, le vieux ! »
Pour apaiser les protestataires, le président Tokaïev a retiré à M. Nazarbaïev son titre de président du Conseil de la sécurité du Kazakhstan, mais ça n’a pas suffi, le feu était déjà pris. Beaucoup de Kazakhs en ont assez du régime répressif qui s’enrichit à leurs dépens depuis trois décennies.
Sentant la soupe chaude, le président Tokaïev a décidé de sortir l’artillerie lourde. En plus de donner les coudées franches à ses policiers et ses militaires, il a aussi appelé en renfort l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Cette alliance militaire entre la Russie et cinq autres pays de l’ancien espace soviétique est en quelque sorte une réponse à l’OTAN. Et c’est la première fois que l’organisation se porte à la défense de l’un de ses membres.
Même si l’armée russe semble pas mal occupée à la frontière de l’Ukraine, le Kremlin n’a pas attendu une seconde et a déployé des parachutistes dans les heures qui ont suivi la demande du président kazakhe. Des forces spéciales de la Biélorussie et des soldats arméniens, tadjiks et kirghizes ont aussi été mobilisés pour venir prêter main-forte au régime kazakh, qui refuse toute négociation avec les manifestants.
Tout ça à huis clos. Dans un silence qui tue.
* Nom fictif