Bernard Pivot, ma mère et moi
Début des années 1970, une nouvelle technologie vient bouleverser le monde de la télé : le câble. Fini les quatre mêmes postes, le 2, le 6, le 10 et le 12. On peut avoir accès à plein de canaux. Des chaînes américaines et des chaînes spécialisées.
Tous mes amis ont le câble. Pas nous. Ma mère ne regarde que Radio-Canada. Pourquoi on aurait ça ? Pour moi ! Il y a plein d’évènements sportifs sur CBS, NBC et ABC. Chaque fois que je plaide ma cause à ma mère, c’est non. Selon elle, je regarde déjà assez la télé. Je devrais prendre le temps qu’il me reste pour lire. La maison est pleine de livres. Ma mère lit tout le temps. Lire, c’est embellir son avenir.
Je suis fru. J’ai l’impression de vivre dans l’ancien temps, avec notre télé noir et blanc à quatre postes. Faut que je trouve une façon de convaincre ma mère.
Je tombe sur un article, dans le TV Hebdo, à propos d’une émission littéraire phénomène en France, au sommet des cotes d’écoute, appelée Apostrophes, animée par Bernard Pivot, et qui sera diffusée sur TVFQ, la Télévision française au Québec. TVFQ, c’est sur le câble. J’ai mon argument massue. Je fais mon pitch :
« Maman, tu sais pas quoi ? Il y a une nouvelle émission qui reçoit tous les plus grands auteurs, pour discuter de leurs livres. Y paraît que l’animateur est fantastique. Tout le monde regarde ça, en France. On pourrait la regarder ensemble.
– Bien sûr ! Je suis contente que tu t’intéresses à la lecture. C’est quand ?
– Le dimanche après-midi.
– C’est à Radio-Canada ?
– Non, c’est à TVFQ.
– C’est quoi ça, TVFQ ?
– C’est sur le câble. »
Ma mère avait raison. Lire, c’est embellir son avenir. Grâce à ma lecture du TV Hebdo, on est enfin abonnés au câble !
Tous les dimanches après-midi, je regarde Apostrophes avec ma mère. Bien sûr, avant et après, je regarde le football américain sur CBS, NBC et ABC, mais à mon grand étonnement, regarder Apostrophes avec maman me plaît autant qu’un match Miami-Dallas. Grâce aux prestigieux auteurs invités, mais surtout grâce au brillant animateur, qui, comme son nom l’indique, est le pivot de ce talk-show.
Bernard Pivot est vif, passionné, pas snob pour deux sous. Rien à voir avec l’intello pincé qui déballe son savoir. Juste un gars qui aime les bonnes histoires. Et qui sait comment enflammer ceux qui les écrivent. Comment les mettre en valeur. Et surtout, comment rendre accessibles les grands esprits au grand public.
Le plateau d’Apostrophes, c’est pas une tour d’ivoire, c’est notre salon à nous. Avec des bouquins qui traînent partout. Le téléspectateur ne s’y sent jamais de trop. Même si les invités sont 1000 fois plus érudits que nous. Le talent de Pivot, c’est d’animer les discussions philosophiques, pour qu’elles ne se perdent pas dans les nuages, pour qu’elles restent sur terre. Les lunettes sur le bout du nez, un peu perdu dans ses Post-it, il ne se prend pas pour ses invités. Il est un lecteur. Et fier de l’être. Il pose les questions qu’on se pose. Réagit aux propos comme on réagit. On s’identifie à lui. En plus, c’est un amateur de sports. Un fou du foot. On l’aime !
Si Bernard est à l’aise avec Vladimir Nabokov, Norman Mailer, Alexandre Soljenitsyne, Marguerite Yourcenar, Milan Kundera, George Simenon, Umberto Eco et Marguerite Duras, on l’est aussi. On n’est pas intimidé par leur intelligence. Si Bernie peut jaser avec eux, on le pourrait aussi. Et du coup, les réflexions de ces penseurs ouvrent notre esprit.
Bernard Pivot a fait d’une émission littéraire une émission populaire. Apostrophes, c’était le 110 % des 150 de quotient.
Grâce à lui, j’ai découvert plein de grands auteurs, j’ai dévoré leurs œuvres et j’ai pu regarder plein de matchs de football, de baseball et de hockey. Il m’a donné, sans le savoir, le meilleur des deux mondes : la littérature et le câble !
Il a fait le bonheur d’un fils et de sa mère.
J’ai eu la chance de raconter tout ça à M. Pivot, lors d’une émission sur ICI Première, ça l’a bien fait rigoler.
Paix à son âme.
On dit qu’il n’y a personne d’irremplaçable.
Mais ce que Bernard Pivot a réussi à faire avec Apostrophes, personne ne l’a fait avant lui, personne ne l’a fait depuis lui.
L’époque y était sûrement pour quelque chose. Mais sans lui, elle n’aurait pas été le théâtre d’un tel phénomène d’audience pour la littérature. Ça prenait sa verve, sa bonhomie, sa dégaine, son côté franchouillard, ses connaissances, sa superbe et son humilité.
Il y a des êtres qui réussissent à faire quelque chose d’exceptionnel, Bernard Pivot est de ceux-là.
Bernard Pivot est l’exception culturelle française.