Bernard Pivot (1935-2024) L'adieu au « roi Lire »
Les journalistes passent et les écrivains restent, à une exception près : Bernard Pivot.
On ne trouve pas d’équivalent dans le monde médiatique francophone d’une figure qui sera associée pour toujours au plaisir et à l’importance de lire. En créant Apostrophes en 1975, une émission qu’il animera en direct pendant 15 ans à heure de grande écoute et où les plus grands noms de la littérature défileront sur son plateau, ainsi que Bouillon de culture en 1991, Bernard Pivot a démocratisé en quelque sorte le livre et sa discussion au petit écran, en faisant de l’écrivain un « pivot » incontournable de l’actualité. Avec un gros impact sur les ventes en librairie, évidemment.
Ce n’est pas qu’en France qu’il aura joué le rôle de passeur, puisque ses émissions étaient regardées dans toute la francophonie et, bien sûr, au Québec. « Passer à Pivot » était une consécration que quelques auteurs et autrices d’ici ont eu le privilège de vivre, notamment Gaétan Soucy, Dany Laferrière et Robert Lalonde lors du Salon du livre de Paris en 1999, où le Québec était invité d’honneur. Je me souviens encore de l’énervement autour de l’épisode spécial de Bouillon de culture enregistré à Québec en 1996, où les invités étaient Pierre Falardeau, Lise Bissonnette, Jacques Godbout, Joan Fraser, Neil Bissoondath et René-Daniel Dubois. C’est Falardeau qui avait volé le show, et on sentait Pivot très intéressé par le personnage, dont il avait lu des extraits de son pamphlet La liberté n’est pas une marque de yogourt, tandis que Falardeau trouvait un peu « colonisée » l’effervescence autour de cette émission spéciale.
En fait, on regardait Apostrophes et Bouillon de culture surtout pour découvrir ce qui animait le monde intellectuel français, car les coups de gueule et les scandales étaient fréquents.
On ne savait jamais ce qui allait arriver sur ce plateau où ça fumait comme des cheminées, et plus fascinant encore était de voir des écrivains et des penseurs se crêper le chignon dans cette arène, sévèrement critiquée par Deleuze, qui se désolait que la littérature devienne un spectacle. Mais comme bien des téléspectateurs, j’ai appris tellement de choses entourant les livres en regardant Apostrophes !
Et tout ça devant un Bernard Pivot qui perdait rarement son calme – sauf peut-être avec l’écrivain américain Charles Bukowski, complètement saoul sur le plateau.
Ce moment apparaissait sur une cassette vidéo que j’ai souvent regardée, qui réunissait dans une émission les meilleurs extraits d’Apostrophes. Pour la jeune littéraire que j’étais, cela a fait un peu mon éducation sur les chicanes germanopratines parfois surréalistes, mais aussi sur l’art de l’entrevue. On pouvait y voir Serge Gainsbourg se pincer avec Guy Béart, Denise Bombardier dénoncer Gabriel Matzneff, Soljenitsyne défaire le rêve communiste de beaucoup d’intellos français, l’arrivée des « nouveaux philosophes », Nabokov corriger Pivot sur le mythe de la « Lolita »…
Quelques extraits de ses émissions ont mal vieilli sous la lumière du mouvement #metoo, qui sont aujourd’hui des pièces à conviction, ce qui lui a fait dire, après l’affaire Matzneff qui a éclaté à la publication du livre Le consentement de Vanessa Springora, que « dans les années 1970 et 1980, la littérature passait avant la morale ; aujourd’hui, la morale passe avant la littérature. Moralement, c’est un progrès. Nous sommes plus ou moins les produits intellectuels et moraux d’un pays et, surtout, d’une époque ».
Mais il y avait aussi ces grands entretiens avec des légendes vivantes (Yourcenar, Duras, Eco, Simenon, Lévi-Strauss, Kundera, etc.) qui sont devenus des archives précieuses, où l’on peut voir un Bernard Pivot rudement bien préparé, toujours respectueux et souvent admiratif. On ne voit plus beaucoup ça à la télé aujourd’hui, de grands entretiens avec des écrivains, à heure de grande écoute, et je ne sais plus combien de fois j’ai regardé cette entrevue de Duras avec Pivot.
Une vraie classe de maître, car Pivot rendait accessibles au grand public même les auteurs les plus pointus, tout en conservant l’estime (ou l’intérêt) d’un milieu réputé pour avoir un bon lot de snobs.
J’ai eu l’occasion d’interviewer Bernard Pivot deux fois plutôt qu’une, dans sa seconde vie après la télévision, pendant laquelle il a écrit des livres, a été le premier « non-écrivain » président de l’Académie Goncourt (de 2014 à 2019), et un internaute actif sur Twitter. Je me souviens en particulier de cette rencontre à Montréal à l’hôtel Nelligan en 2007 pour la sortie de son Dictionnaire amoureux du vin – l’homme était aussi réputé pour sa passion du foot et sa défense du Beaujolais.
Loin de se péter les bretelles, Bernard Pivot était très conscient du contexte dans lequel il avait animé Apostrophes, un succès qu’aucune émission littéraire télévisée n’a été capable de reproduire à cette échelle depuis, c’est-à-dire des millions de téléspectateurs. « Quand je suis entré à la télé en 1973, ce n’était plus l’époque des pionniers, me disait-il. J’ai terminé au moment où la télé se multipliait et entrait dans une concurrence féroce. Aujourd’hui, je serais comme mes confrères : je passerais vers minuit et je ne ferais pas mieux. Il faut être indulgent avec mes successeurs, parce qu’ils ne bénéficient pas de l’état de grâce que j’avais avec moi. »
Il m’avait confié qu’en fait, toute sa vie il s’était considéré comme un amateur (de vin, de foot, de livres), ce qui l’avait empêché de souffrir du complexe de l’imposteur.
C’est probablement la plus grande leçon qu’il lègue aux journalistes qui couvrent la littérature, dont je suis : nous sommes là pour faire le pont entre les écrivains et le public, tous les publics, car les livres appartiennent à tout le monde et pas qu’à des cliques.
Mais pour ça, il faut des grands lecteurs comme lui qui acceptent de faire le boulot, et je me doute à quoi il passait ses soirées et ses fins de semaine pendant les nombreuses années où il préparait ses émissions. On ne l’a pas surnommé le « roi Lire » pour rien.
Mais je crois que cela faisait partie de l’être humain qu’il était, qui aura vécu (et lu) jusqu’à 89 ans, car il m’avait aussi dit ceci en entrevue : « J’espère garder ma curiosité jusqu’au dernier jour. Je pense que ne pas vieillir, c’est continuer d’être curieux. On vieillit quand même, le corps n’obéit pas à tous nos désirs, mais je pense que l’esprit reste alerte si son titulaire continue de poser des questions, de montrer de la curiosité pour les choses du monde qui l’entourent. Il n’y a rien de pire pour un homme ou une femme qui vieillit que de renoncer à comprendre le monde, de se boucher les oreilles, de dire tout est nul, tout est mauvais, qu’autrefois c’était bien et que maintenant ce monde fait peur. Je pense alors que le vieillissement et la mort sont proches. »
Merci, Monsieur Pivot, d’avoir été curieux aussi pour nous.